Quand le séjour des étrangers se corse

Publié le par Amelie Meffre

Dessin by Henri Meffre

Dessin by Henri Meffre

La dernière circulaire du ministre de l'Intérieur en date du 17 novembre 2022 appelle les préfets à redoubler d'efforts pour multiplier les obligations de quitter le territoire français (OQTF) et entend créer "une véritable police du séjour". De quoi se téléporter en 1938 via le décret-loi qui prévoit l'internement des étrangers « indésirables dans des centres spécialisés ». Et même en 1849 avec la loi qui précise les procédures d’expulsion et de naturalisation.

Dynamiteur d'accueil, Gérald Darmanin, dans sa circulaire adressée jeudi aux préfets, sur l’exécution des obligations de quitter le territoire français (OQTF) et le renforcement des capacités de rétention est éloquente à plus d'un titre au point que quelques extraits s'imposent :
« Depuis désormais deux ans, je vous ai demandé de prioriser l'éloignement et le refus et retraits de titres de séjour pour les étrangers dont le comportement représente une menace pour l’ordre public. (…) En 2022, le nombre d'OQTF exécutées est en hausse de 22%. (…) 
1/ Pour autant, afin d'améliorer encore ce résultat, je vous demande d'appliquer à l'ensemble des étrangers sous OQTF la méthode employée pour le suivi des étrangers délinquants. Sans attendre les nouvelles évolutions législatives, je vous demande de vous saisir de toutes les dispositions du droit en vigueur pour :
- Prendre des OQTF à l'égard de tout étranger en situation irrégulière, soit à l'issue d'une interpellation ou d’un refus de titre de séjour ; au-delà, nous allons également mettre en place dans les prochaines semaines les solutions organisationnelles et techniques qui vous permettront d'exercer une véritable « police du séjour », c'est-à-dire que tout titre arrivé à échéance implique l'examen de la situation de l'étranger pour prise d'OQTF et éloignement le cas échéant ; (…)

- Prendre des décisions d'interdiction de retour aussi souvent que possible ;
- Inscrire systématiquement les personnes faisant l’objet de mesures d’éloignement au fichier des personnes recherchées (FPR) demandant la diffusion dans le système d'information Schengen (SIS), que l'OQTF soit ou non assortie d’une interdiction de retour.  (…)
- Assigner systématiquement à résidence les étrangers sous OQTF non placés en rétention à une adresse fiabilisée permettant leur localisation et leur suivi rigoureux par les effectifs de police et de gendarmerie le temps de leur éloignement. (…)
- Tirer les conséquences sur les droits sociaux et prestations des étrangers concernés : je vous demande de vous rapprocher localement des organismes de protection sociale votre territoire pour vérifier que la prise d'une OQTF s'accompagne d'une suspension de ces droits. (...) À la demande du Président de la République, nous travaillons également à vous donner les outils pour une application effective de la vérification des situations administratives des étrangers pris en charge indûment par l'hébergement d'urgence. (…)
2/ Pour mieux éloigner, je souhaite qu'au-delà de la systématisation des assignations à résidence nous augmentions nos capacités de rétention. (...) Mais au-delà de l’expulsion prioritaire des auteurs de troubles à l'ordre public, il s'agit dorénavant d'augmenter les capacités de rétention.(...) Je vous demande dès à présent d'identifier avec les élus les sites qui pourront accueillir de nouveaux CRA, pour lancer sans tarder ces projets. (…) J'attends que vous me fassiez d'ici la fin du mois des propositions pour doubler le nombre de place identifiées jusqu'à présent.
Je vous demande de vous impliquer personnellement dans la mise en œuvre de ces instructions."


En prenant la mesure d'une telle bafouille, sans rappeler les différents textes contemporains qui ont progressivement mené à cette dernière demande, il parait important de rappeler des textes bien plus anciens.

Téléportation dans le décret-loi du 12 novembre 1938 et la loi de 1849 sur la naturalisation et le séjour des étrangers.

Vestige du camp d'internement de Rieucros (Lozère), un rocher sculpté.

Vestige du camp d'internement de Rieucros (Lozère), un rocher sculpté.

Ben le moins que l’on puisse dire c’est que le décret-loi du 12 novembre 1938 - soit il y a 84 ans - sur la police des étrangers résonne étrangement ces temps-ci. Il renforce les possibilités de déchéance de nationalité, instaure l’assignation à résidence voire la détention préventive de suspects… Mais bon, nous sommes dans les années 1930 et la situation est autre. Si une loi de 1927 facilite la naturalisation, une série de textes dans les années 1930 va renforcer les contraintes et multiplier la surveillance des étrangers et des naturalisés. Si ça se calme un peu sous le Front populaire, les choses se durcissent en avril 1938 avec l’arrivée à la Présidence du Conseil du radical Édouard Daladier. Dès le 14 avril, le ministre de l’Intérieur Albert Sarraut demande ainsi aux préfets une action efficace pour, je cite, « débarrasser notre pays des éléments indésirables trop nombreux qui y circulent et y agissent au mépris des lois et des règlements ou qui interviennent de façon inadmissible dans les querelles ou les conflits politiques qui ne regardent que nous ». Bon, il faut dire qu'en 1937, plusieurs attentats mettant en cause des étrangers ont semé le trouble. Des opposants à Mussolini sont assassinés, une bombe explose dans les bureaux de la Confédération générale du patronat français, faisant penser à un complot communiste. Il s'avère que ce sont les militants d'extrême droite de la Cagoule qui en sont les auteurs.
Quoiqu'il en soit, on se méfie de plus en plus des étrangers et les discours xénophobes se multiplient. La France fait face à un afflux grandissant de réfugiés, dans un contexte international de plus en plus tendu. Nombre d'Allemands et d'Autrichiens fuient le nazisme comme de nombreux Italiens, le fascisme, auxquels s'ajouteront bientôt des Tchécoslovaques et des Polonais chassés par l’occupant allemand, avant l'arrivée massive de Républicains espagnols. A partir du 2 mai 1938, des décrets-lois se succèdent pour tenter de faire face à ces mouvements de population. Alors les desseins sont multiples, en même temps qu'on réaffirme la protection des réfugiés, on instaure une surveillance de plus en plus musclée de certains étrangers. On différencie les bons des mauvais. La figure de l'étranger indésirable menaçant la sécurité nationale se renforce. Le décret-loi du 12 novembre 1938 prévoit l'internement des étrangers « indésirables dans des centres spécialisés ». Son article 25 stipule ainsi que « L’étranger pour lequel il sera démontré qu’il se trouve dans l’impossibilité de quitter le territoire français (...) pourra être astreint à résider dans des lieux fixés par le ministre de l’Intérieur, et dans lesquels il devra se présenter périodiquement aux services de police ou de gendarmerie ». Tout étranger soupçonné de porter atteinte à la sécurité du pays peut désormais être détenu dans des « centres d’internement ». Deux mois plus tard, en janvier 1939, Rieucros, le premier camp français s’ouvrit en Lozère. Très vite, d'autres camps voient le jour à la frontière espagnole.
Comme le note l'historien Denis Peschanski (*), « il s'agissait de facto d'une loi des suspects puisque pouvaient être internés non pas les auteurs de délits ou de crimes mais ceux qui étaient suspectés de pouvoir porter atteinte à l'ordre public et à la sécurité nationale ». Et ça ne va pas s'arrêter là puisque le 18 novembre 1939, une nouvelle loi ne fait plus la distinction entre étrangers et Français. Elle offre aux préfets la possibilité d'interner tout individu, étranger ou non, suspecté de porter atteinte à la sécurité publique.
(*) Denis Peschanski, « La France des camps 1938-1946 », Gallimard, 2002.

Quand le séjour des étrangers se corse

Remontons près d'un siècle plus tôt dans la loi du 3 décembre 1849 qui fixait les procédures de naturalisation et le séjour des étrangers.
On est au lendemain de la révolution de 1848 et ce n’est pas un hasard si on légifère sur la naturalisation et le séjour des étrangers. Après les élections législatives de mai 1849, une majorité conservatrice, composée de républicains modérés, de monarchistes et de bonapartistes, est élue à la Chambre et entend restaurer l’ordre. Les règles de naturalisation des étrangers doivent être plus strictes. Tout d’abord - et c’est l’argument principal du gouvernement -, parce que le suffrage universel masculin a été instauré en mars 1848 et donc les candidats à la citoyenneté française sont de futurs électeurs. Mais il s’agit également de revenir sur les mesures prises par le gouvernement provisoire qui a facilité la naturalisation des étrangers ayant prêté mains fortes aux insurgés. Selon Gérard Noiriel, 2459 naturalisations ont été accordées entre le 1er avril et 26 août 1848. On revient donc à des critères antérieurs : selon l’article 1er de la loi du 3 décembre 1849, pour être naturalisés, les étrangers doivent en faire la demande à 21 ans et avoir résidé dix ans en France. Ce qui est nouveau, c’est que la naturalisation ne sera accordée cette fois qu’après une enquête de moralité.

Mais la loi prévoit aussi des mesures d’éloignement des étrangers. L’article 7 stipule ainsi que « Le ministre de l’Intérieur pourra, par mesure de police, enjoindre à tout étranger voyageant ou résidant en France, de sortir immédiatement du territoire français et le faire conduire à la frontière. Il aura le même droit à l’égard de l’étranger qui aura obtenu l’autorisation d’établir son domicile en France ». Ce n’est pas nouveau, une loi d’avril 1832, face à l’arrivée de réfugiés polonais, permettait déjà au gouvernement de rassembler dans les villes de son choix, les étrangers réfugiés résidant en France et prévoyait la possibilité d’expulser ceux qui ne s’y conformaient pas ou qui venaient à troubler l’ordre public. Cette fois, aucun motif n’est nécessaire à l’expulsion, le libre arbitre est laissé au ministre de l’Intérieur et l’article 8 prévoit que tout contrevenant pourra être condamné de un à six mois d’emprisonnement.
Pourquoi ce renforcement de la législation en la matière ? D’abord parce qu’une vague d’immigration s’amorce à ce moment-là. La construction du réseau ferré, le développement de la métallurgie, des mines et de l’industrie textile amènent les entreprises à recruter hors des frontières les ouvriers qu’elles ne trouvent pas sur place. Et ça commence à provoquer des remous. Durant les événements de 1848, les étrangers ont souvent été la cible privilégiée du mécontentement populaire. A Paris, les ouvriers s’en sont pris aux Savoyards, en Normandie, ce sont les Anglais qui ont subi leur foudre et dans le Nord, des manifestations quotidiennes ont eu lieu contre les Belges. Bref, il s’agit de calmer la colère populaire en privilégiant le travail des nationaux. Déjà, lors du gouvernement provisoire, le ministre de l’Intérieur Ledru Rollin avait adressé une circulaire aux préfets afin que les ouvriers belges n’affluent pas dans la capitale pour préserver les travaux et les salaires des ouvriers nationaux. Là, les mesures d’expulsion sont réaffirmées dans une loi qui entend remédier au chômage et à la misère par la force, en expulsant les indigents étrangers donc.
C’est à partir de ce moment-là que l’on va commencer à comptabiliser les étrangers. Ainsi, en 1851, pour la première fois, le recensement général de la population répertorie les étrangers et les naturalisés. Même si les chiffres sont à relativiser, sur 35 millions d’habitants, on recense 380 000 étrangers (soit 1% de la population) et 13 525 naturalisés. Viennent en tête les Belges, les Italiens, les Allemands et les Espagnols. A l’époque, on se préoccupe plus de la « question ouvrière » que du « problème des étrangers » mais la distinction entre national et étranger commence à se mettre en place. Cette loi du 3 décembre 1849 y contribue et elle va fixer les procédures d’expulsion et de naturalisation des étrangers et ce pour près d’un siècle, jusqu’à l’ordonnance de 1945 sur l’acquisition de la nationalité française.

On peut lire notamment à ce sujet : « L’immigration dans les textes » de Janine Ponty, paru chez Belin en 2003 et « Immigration, antisémitisme et racisme en France » de Gérard Noiriel, paru chez Fayard en 2007.

Publié dans Des lois et des droits

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