Dangers à tous les étages
Les marasmes sanitaires engendrent des combats guerriers et pas seulement contre une pandémie : à tir de balles ou à coup de décrets, les libertés sont menacées entre une loi dite de Sécurité globale et un fichage général décrété. Tour d’horizon dans l’espace et dans le temps.
« Interpellations en masse, charges infondées faisant éclater le cortège, retenues sans motif légitime au-delà du délai légal, gardes à vue notifiées à la chaîne sur la base d’infractions pénales dévoyées… » Pour Attac, le Syndicat national des journalistes (SNJ), la Ligue des droits de l’Homme et bien d’autres, la liste des « dérives inadmissibles » lors de la manifestation du 13 décembre 2020 contre la loi dite Sécurité globale est longue. Comme lors de centaines de rassemblements, il y a longtemps que le pouvoir veut museler voire écraser les défilés. Des murs de grillages aux accents irlandais se sont érigés, les parcours ont été bloqués, rétrécis, fragmentés. Hier comme aujourd’hui, les militants sont nassés, tabassés, enfumés, arrêtés, poursuivis.
Jusqu’où cela ira-t-il ? Est-ce qu’aujourd’hui, le gouvernement français est prêt à envoyer l’armée pour faire taire la colère comme la misère de la rue qui s’aggravent ? Après les tentes des réfugiés, du côté de la Chapelle, de Saint-Denis ou sur la place de la République, devra-t-elle charger des affamés, des licenciés, des militants, des chômeurs de longue durée ? Tout ce qui dérange l’ordre établi ? Lequel ?
Le coup d’accélérateur sécuritaire est rude. En même temps qu’une loi dite de Sécurité globale est en passe d’être adoptée, des fichages sont décrétés. Aux images à flouter s’ajoutent des fiches à remplir pour mater une colère irrépressible. Des voix s’élèvent derrière les masques. Avec d’autres organisations, la CGT a déposé un recours devant le Conseil d’État afin d’obtenir l’annulation de ces décrets symboles d’un autoritarisme en marche. La fronde monte comme en 2008 contre le fichier Edvige quand le chef de l'État d’alors – aujourd’hui menacé de prison ferme – le décrétait le 1er juillet. Pouvait y être recensée toute personne « ayant sollicité, exercé ou exerçant un mandat politique, syndical ou économique ou qui joue un rôle institutionnel, économique, social ou religieux significatif ». Le fichage concernerait les mineurs dès l'âge de 13 ans. Relativement mis sous silence, des décrets plus musclés que celui d’Edvige ressurgissent. Comme le rapporte Libération : « le périmètre des informations qui peuvent être collectées (…) est revu très à la hausse : activités sur les réseaux sociaux, «données de santé révélant une dangerosité particulière» telles que les «troubles psychologiques ou psychiatriques»… Surtout, les données relatives aux « activités politiques, philosophiques, religieuses ou syndicales » ont laissé place aux « opinions politiques », « convictions philosophiques, religieuses » et « appartenance syndicale ».
Téléportation dans la loi du 18 avril 1886.
Cette loi entend établir des pénalités contre l'espionnage et la trahison, alors que nous sommes à une quinzaine d'années de la défaite française face aux Allemands et qu'un regain de nationalisme apparaît. Cette loi doit réprimer en temps de paix les activités illégales des étrangers sur le territoire français mais aussi organiser au mieux la mobilisation en vue de la revanche. Et, donc il importe de repérer aussi les Français, suspectés d'antimilitarisme.
Ce texte de la fin du XIXe siècle arrive à une période où les tensions franco-allemandes sont ravivées. Un incident diplomatique d'importance a ainsi lieu un an après la loi : un commissaire de police français, Guillaume Schnaebelé, est arrêté sur le territoire français par les Allemands pour espionnage. Il sera finalement relâché. Dans ce climat, la loi ne fait pas réellement débat et elle est votée par une majorité de parlementaires. C'est le général Boulanger, nommé ministre de la Guerre en janvier 1886, qui va la faire adopter, reprenant le projet de son prédécesseur, le général Campenon, afin d'organiser au mieux les renseignements en matière d'espionnage et de contre-espionnage, qui avaient fait défaut lors de la guerre franco-prussienne.
Une instruction ministérielle du 9 décembre 1886 prescrit ainsi à la gendarmerie, sous l'autorité du préfet, de surveiller les étrangers résidents en France, portés sur des listes de suspects. Est mis en place un carnet A qui recense dans chaque département les noms des étrangers résidents en France, en âge de servir les armées. Dans la foulée, un carnet B voit le jour qui liste les étrangers et les Français soupçonnés d'espionnage et d'antimilitarisme. On surveille de près les étrangers notamment dans les régions frontalières mais aussi ceux qui voyagent beaucoup comme les représentants de commerce ou les forains. Outre l'état civil, la domiciliation, on note également les engagements politiques des personnes concernées.
Entre 1886 et 1891, quelque 3000 suspects sont inscrits sur le fameux carnet B, et entre 1886 et 1914, on compte 290 condamnations pour espionnage en France. La loi prévoit des peines de cinq ans d'emprisonnement et des amendes allant jusqu'à 5000 francs de l'époque. Comme le rappelle l'historien spécialiste du renseignement Olivier Forcade (« La République secrète. Histoire des services spéciaux français de 1918 à 1939 »), on assiste en fait à la mise en place des fichiers administratifs de surveillance, qui se situent entre le livret ouvrier et les fichiers modernes.
Tous mobilisés
Peu à peu, la lutte contre l'espionnage va se muer en lutte contre l'antimilitarisme. En 1909, les carnets B vont recenser, je cite, « les Français dont l'attitude et les agissements peuvent être de nature à troubler l'ordre et à entraver le bon fonctionnement des services de mobilisation ». C'est vaste. On liste alors des militants anarchistes, des syndicalistes et des socialistes. On trouve ainsi parmi la liste des suspects Léon Jouhaux de la CGT ou le chansonnier Montéhus. Peu à peu, le carnet B devient une institution pour parer l'éventuel sabotage de la mobilisation par le mouvement ouvrier. Une circulaire de septembre 1911 stipule qu'en cas de mobilisation, les suspects recensés ne seront pas seulement surveillés de près mais arrêtés. Ce fichage devient un outil de premier plan dans le renseignement politique.
Si en 1914, au nom de l'union sacrée, on met de côté le fichage des suspects, les carnets B ne sont pas pour autant détruits. Ils vont être réactualisés dans la lutte contre le communisme à partir des années 1920, des militants et élus sont alors fichés comme Henri Martel. Y figureront ensuite des brigadistes internationaux en 1937. Au final, la loi du 18 avril 1886 a permis le fichage de milliers de personnes et a eu des répercutions bien des années après sa promulgation. Selon Olivier Forcade, « si le fichier du carnet B des années 1886-1914 fut détruit en 1940, les informations des carnets B départementaux ont sans doute servi aux arrestations de communistes entre septembre 1939 et le printemps 1941 ». C’est avec cette loi de 1886 qu’une politique de fichage des suspects a été mise en place.
Aujourd’hui comme hier, tout ce qui dérange l’ordre établi est pris pour cible d’autant plus en temps de crise.
Un virus qui se propage exacerbe les peurs, révèle les failles, endurcit les batailles. Les crises se déploient à plusieurs têtes : sanitaires, économiques, sociales, politiques, culturelles, cultuelles…