Lubrizol-Rouen : un scandale qui file la gerbe
Rouen, vendredi 4 octobre 2019, la puanteur est tenace comme les nausées et les vomissements. Mardi, la CGT 76 organisait une conférence de presse devant le palais de justice avant qu'une manifestation rassemblant des milliers de personnes se rende à la préfecture. Ambiance six jours après l'embrasement du site de Lubrizol.
Le temps sur Rouen est mi-figue, mi-raisin ce mardi midi. On peut quand-même déjeuner en terrasse à proximité de la gare en compagnie d'Alexis (*). Lui, il est resté chez lui le jour où, à l'aube, l'usine chimique Lubrizol, classée Seveso « seuil haut », partait en fumées noires et toxiques. Une « absence injustifiée » pour le Conseil départemental de Seine-Maritime pour lequel il travaille. Le CHSCT est monté au créneau, on attend les résultats. De très rares personnes portent un masque aujourd'hui, l'air est respirable, les odeurs inexistantes. Coup de fil de son fiston depuis le collège où il ne sent pas très bien. Le nuage qui est passé sur la ville, le 26 septembre, n'a pas dû arranger son asthme. Enfin, il a sa Ventoline, il pourra attendre la fin des cours à 16 heures.
En descendant du côté de la cathédrale, on croise un groupe de touristes anglophones guidé pour visiter l'Historial Notre Dame, le portrait de Dominique Laboubée, chanteur des Dogs (excellent groupe de rock rouennais) surplombe toujours la place qui a pris son nom. Bref, on sait bien qu'il y a eu une catastrophe quelques jours avant mais l'ambiance n'est pas tendue. Pas encore.
On fait le tour du Palais de justice, sacrément amoché par les obus de la Seconde Guerre mondiale et on y croise des Petits Frères des pauvres qui vendent des roses pour la bonne cause. Puis, les militants de la CGT débarquent pour tenir informés les journalistes dépêchés sur place. Pascal Morel, secrétaire de l'UD 76, explique que le matin, ils tenaient une réunion avec des personnels de l’Éducation, des salariés exposés après l'incendie, des pompiers... Ces derniers ont éteint le feu avec « les moyens du bord » côté protections, faute de disposer de masques adaptés en nombre suffisant.
Gérald Le Corre, inspecteur du travail, responsable Santé et Travail à la CGT 76, prend le micro, les perches des radios se tendent. Les journalistes sont venus en nombre aujourd'hui pour couvrir la manif qui va suivre. Jacques Chirac a été enterré la veille en grandes pompes, ça laisse de la place aux autres actualités. La CGT a appelé dès le lendemain de la catastrophe à se mobiliser, rejointe par un paquet d'organisations. Elle est à pied d’œuvre depuis pour éclairer les faits.
Gérald part bille en tête : le préfet a omis de préciser qu'une toiture amiantée a flambé, la zone de pollution est bien plus vaste que ce qu'il prétend, les études menées par l'Institut Écocitoyen de Fos-sur-Mer (13) révèlent des seuils de pollution record, des prélèvements citoyens sont menés par Génération future... Alors que le Premier ministre s'est voulu rassurant lors de son déplacement, les inquiétudes demeurent : l'exemple opaque d'AZF est brandi de même que celui plombé de Notre-Dame de Paris. « Des salariés continuent à avoir des maux de tête, des nausées et des vomissements », souligne Gérald Le Corre. En résumé : la multinationale Lubrizol ne respecte pas les réglementations et l’État se montre accommodant. « C'est dégueulasse pour tous ces gens qu'on accompagne, pour toutes ces familles en pleurs ! » La voix du militant vacille devant tant d'injustice. Et puis, la disparition des CHSCT décidée par le gouvernement est un véritable coup de mitraillette : « On n'est pas des surhommes, nous les militants : comment s'occuper en même temps des problèmes de santé, des revendication salariales, des CE et des loisirs ? ».
Une fois le réquisitoire terminé, les déclarations se succèdent depuis la sono de la CGT. La foule s'impatiente. La manifestation unitaire (Solidaires-FSU, ATTAC, France Nature Environnement, Greenpeace, Stop EPR, France Insoumise, PC, EELV...) ne va pas tarder à partir. Des milliers de personnes sont rassemblées devant le palais de justice pour aller jusqu'à la préfecture. Thibaud, la vingtaine est inquiet : "les autorités nous balancent des résultats d'analyses mais il faut être chimiste pour les décrypter. Moi, je fais de la sociologie... Si dans vingt, trente ans, je développe un cancer, le préfet, lui, il sera en Ephad."
Arrivée devant la préfecture, une délégation de neuf représentants est reçue, un arc-en-ciel illumine le ciel. Quand les militants sortiront, la préfecture annoncera que plus de 5230 tonnes de produits chimiques ont brûlé ce 26 septembre 2019 sur Rouen.
Le scandale est en marche et les Rouennais continuent de gerber.