Lubrizol et les usines dangereuses du XIXe siècle
2019, remous après le grand incendie de l'usine Lubrizol à Rouen (76) le 26 septembre. Un mois après, la préfecture interdit la présence de Gérald Le Corre, de la CGT, au comité de « suivi et transparence ». Ce jour-là, des indemnisations sont actées par le groupe américain en présence du Premier ministre. Téléportation en 1810 quand le décret du 15 octobre sur les manufactures dangereuses ne prévoyait ni contrôle, ni sanction.
25 octobre 2019. Un mois après, le grand incendie du site Lubrizol - classé Seveso « seuil haut » - à Rouen (76), réunions au sommet pour acter des indemnisations, en présence du PDG américain et du Premier ministre. La préfecture interdit la présence au comité de « suivi et transparence » de Gérald Le Corre, de la CGT, dont l'attitude est jugée « anti-républicaine ».
4 octobre 2019. La puanteur est tenace comme les nausées et les vomissements. Mardi 1er octobre, la CGT 76 organisait une conférence de presse devant le palais de justice avant qu'une manifestation rassemblant des milliers de personnes se rende à la préfecture.
26 septembre 2019. Dans la nuit, l'usine chimique Lubrizol, classée Seveso « seuil haut », part en fumées noires et toxiques. La CGT appelle dès le lendemain à se mobiliser, rejointe par un paquet d'organisations. Depuis, le syndicat est à pied d’œuvre pour éclairer les faits.
Téléportation en 1810 quand le décret impérial du 15 octobre tente de dédouaner les manufactures qui répandent une odeur insalubre ou incommode.
C’est un des premiers textes à prendre en compte les nuisances industrielles, même si à l’époque, on est loin de se préoccuper de l’environnement proprement dit. Par contre, on commence à se soucier de l’hygiène. Ainsi, en 1802 est créé un conseil d’hygiène publique et de salubrité du département de la Seine qui se penche sur les épidémies comme sur le problème des manufactures insalubres. Et les plaintes adressées au conseil se multiplient au point qu’en 1806, une ordonnance du préfet de police impose pour la ville de Paris une déclaration préalable pour tout industriel désirant créer un établissement susceptible d’engendrer des nuisances. L’Institut de France est chargé de rédiger un rapport sur cette question, en vue d’une réglementation nationale. Chaptal, médecin devenu entrepreneur de produits chimiques, en est le rapporteur. L’exposé des savants est de nature « industrialiste » : il s’agit avant tout de protéger l’industriel contre la malveillance du voisinage et non l’inverse. Ainsi, le rapport de l’Institut du 17 décembre 1804 prévient : « Tant que le sort de ces fabriques ne sera pas assuré, tant qu’une législation purement arbitraire aura le droit d’interrompre, de suspendre, de gêner le cours d’une fabrication, en un mot, tant qu’un simple magistrat de police tiendra dans ses mains la fortune ou la ruine d’un manufacturier, comment concevoir que ce dernier puisse porter l’imprudence jusqu’à se livrer à des entreprises de cette nature ? ». Le décret impérial, promulgué le 15 octobre 1810, va suivre le même esprit. Le ministre de l’Intérieur estimant qu’il serait « injuste de dégoûter les personnes voulant former des ateliers par des tracasseries ».
En fait, comme le note l’historienne Geneviève Massard-Guilbaud, la législation à ce moment-là doit se placer entre deux idées forces de l’époque : « la valorisation de l’industrie, pensée comme le moteur de la grandeur nationale et le souci croissant de préserver la santé des populations, qui s’exprime avec la montée de l’hygiénisme ».
L’intitulé du décret de 1810 est explicite à cet égard, il est relatif, je cite « aux manufactures et ateliers qui répandent une odeur insalubre ou incommode », même si des dispositions sont aussi applicables aux établissements présentant des dangers, notamment d'incendie ou d'explosion. Si on mentionne principalement les odeurs, c'est parce qu'à l'époque, l'air est considéré comme le principal vecteur des maladies. Pour classer les manufactures, les médecins attachent donc une grande importance aux fumées, dégagements et odeurs. Les établissements visés sont alors classés en trois catégories : la première inclut ceux qui doivent être éloignés des habitations; la seconde, ceux dont l’éloignement n’est pas nécessaire s’ils respectent certaines prescriptions; la troisième, ceux qui peuvent rester mais sous surveillance. Toute nouvelle installation des établissements relevant de ces catégories nécessite une autorisation préalable, délivrée après enquêtes. Et lors de ces enquêtes de commodo, les citoyens sont invités à exprimer leurs doléances.
Geneviève Massard-Guilbaud qui a étudié notamment les plaintes des citadins en Auvergne rappelle que ces dernières se concentrent sur les établissements en lien avec les animaux comme les abattoirs ou les tanneries ou ceux chargés des déchets. Elles concernent aussi les distilleries, les fabriques de caoutchouc ou de bitume ou les papeteries. Outre l'atteinte à la santé, le préjudice financier est mis en avant. Les propriétaires redoutent ainsi un manque à gagner avec la baisse des loyers ou la fuite des locataires du fait des désagréments occasionnés par les manufactures environnantes. Étant donné que le décret de 1810 avait été conçu à l’origine comme une mesure d'arbitrage entre manufacturiers et propriétaires, l'argument pécuniaire était expressément prévu par la réglementation. En 1846, 69,4 % des activités avaient été classées pour des raisons de nuisances olfactives, 32,8 % pour des raisons de risque d'incendie, 4,2 % à cause de risques d'explosion, 2,7 % pour le bruit.
Quoiqu'il en soit, le décret de 1810 n’est pas des plus sévères : une fois l'autorisation accordée, elle ne peut être remise en cause par de nouvelles plaintes. De même, les dispositions du décret n'avaient pas d'effet rétroactif. Aucun contrôle proprement dit, ni aucune sanction n'étaient prévus par le décret. En fait, il faudra attendre plus d'un siècle et la loi du 19 décembre 1917 pour qu'une inspection des établissements classés soit prévue, de même que des sanctions, en contrepartie d'un assouplissement des critères de classification.
On peut lire : Histoire de la pollution industrielle. France, 1789-1914 de Geneviève Massard-Guilbaud, paru aux Éditions de l’EHESS, en 2010. Et d'André Guillermé, Anne-Cécile Lefort et Gérard Jigaudon, Dangereux, insalubres et incommodes. Paysages industriels en banlieue parisienne, XIXe- XXe siècles paru chez Champ Vallon, en 2004.
Et écouter Noir Désir.