Retraites : la bataille de 1910
Demain, j'irai quand-même manifester. Malgré la flicaille qui déraille, malgré les lacrymos, malgré les flash balls, malgré un préfet à la casquette mal vissée, malgré un ministre de l'Intérieur incapable, malgré un président méprisant. Je dis "quand-même" comme il dit "en même temps".
Téléportation dans la loi de 1910 qui instaura une retraite pour les vieillards de 65 ans.
Il y a plus d'un siècle, les débats et les réactions furent fort agités pour accoucher de la loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes - la première loi en la matière. Un système d'assurance vieillesse obligatoire paraissait complètement utopiste. Enfin adoptée après trente ans de débats parlementaires, la loi de 1910 connut un succès mitigé. « Un accouchement maigrichon », résumait l'historienne Madeleine Rebérioux. Il n'empêche que la bataille autour de cette loi est intéressante à plus d'un titre. On ne compte pas moins d'une quarantaine de propositions de lois, c'est dire l'importance du débat.
Les discussions débutent en 1879, avec un projet de loi du député républicain Martin Nadaud, qui vise à créer un système de retraite obligatoire pour tous les salariés de l'industrie, du commerce ou de l'agriculture. Dès lors, on va discuter du caractère obligatoire ou facultatif d'un tel système, des notions d'assurance ou d'assistance à l'égard des vieillards ou encore de la participation ou non de l'État. Entre temps, les caisses de retraites font leur timide apparition dans certains secteurs comme chez les mineurs. Mais en 1890 en France, seuls 3,5% des ouvriers âgés bénéficient d'une pension.
En 1901, le député radical Paul Guieysse dépose un projet de loi sur les retraites obligatoires des ouvriers par capitalisation. Une vaste consultation est lancée auprès des organisations patronales et syndicales, qui semblent assez indifférentes à la question... Enfin, en 1906, le projet est soumis au vote des députés. Si l'idée d'une prise en charge de l'État fait peu à peu son chemin chez les radicaux et les socialistes tels que Jean Jaurès ou Édouard Vaillant, elle est loin d'être acquise chez les libéraux qui s'opposent à toute intervention étatique. Chez les catholiques, on fustige une retraite qui ne peut qu'encourager la paresse et mettre à mal la cohésion familiale, puisque selon eux, les enfants n'auront plus à s'occuper de leurs aînés...
Une « retraite pour les morts »
Une partie de la gauche et les syndicats y sont hostiles comme le rappellent Gilles Candar et Guy Dreux dans leur précieux ouvrage « Une loi pour les retraites » (Ed. Le bord de l'eau, 2010). Lors d'un débat au congrès de la CGT en octobre 1910, le discours de Constant, secrétaire de la bourse du travail de Clichy, représentant le syndicat de la voiture, est on ne peut plus clair. « Camarades, j'ai mandat de mon organisation de voter contre les retraites ouvrières telles qu'elles ont été votées à la Chambre (…). Les fonds versés par les patrons et par les cotisations ouvrières seront à la disposition des patrons pour faire fructifier leurs usines (...) ». Loin d'adhérer à l'idée d'un système de retraite obligatoire pour tous les salariés qui devront cotiser pour en bénéficier à 65 ans, les guesdistes et les anarcho-syndicalistes s'y opposent farouchement. La CGT ne va cesser de mener campagne contre le projet, fustigeant une « retraite pour les morts ». Il faut dire que compte tenu de l'espérance de vie des ouvriers à cette époque, peu d'entre-eux étaient susceptibles d'en profiter. En 1912, seuls 12,6% de la population dépasse l'âge de 60 ans et 8,4% l'âge de 65 ans. Et puis, la cotisation obligatoire pour les ouvriers ne passe pas alors que leurs salaires sont extrêmement bas.
Construction de l'État providence
Après moult débats et d'interminables navettes entre le Sénat et l'Assemblée, la loi sera finalement votée le 5 avril 1910 à la majorité. Elle prévoit deux types d'ayant droit : les assurés obligatoires qui possèdent moins de 3000 francs de salaire annuel et les facultatifs qui reçoivent entre 3000 et 5000 francs par an et intègrent les fermiers, les métayers, les cultivateurs et les petits patrons. Grande nouveauté, elle prévoit un triple versement de la part de l'État, du patron et de l'intéressé.
Mais les réticences de la part même des intéressés sont nombreuses. Il faut dire que la pension prévue à compter de 65 ans – il faudra attendre la loi de 1912 pour que l'âge de la retraite passe à 60 – est loin d'être mirobolante : de l'ordre d'un franc par jour, ce qui représente 5 à 7 % des anciens revenus. Alors que le ministère du Travail prévoyait que la loi concernerait quelque 18 millions de personnes (quasiment la moitié de la population), seuls 7,5 millions souscrivent à ce nouveau système en 1912.
Pour l'historienne Elise Feller, la société n'était pas prête à adhérer à ce type de protection sociale ; l'idée de cotiser pour ses vieux jours n'est pas acquise. Il faudra attendre les lois sur les assurances sociales de 1928 pour que l'idée fasse réellement son chemin. Malgré son succès mitigé, cette loi du 5 avril 1910 est une étape importante dans la construction de l'État providence en France. Toujours remis en cause.
Alors demain, j'irai quand-même manifester.
A lire : « Une loi pour les retraites » de Gilles Candar et Guy Dreux (Ed. Le bord de l'eau, 2010), « Histoire de la vieillesse en France. Du vieillard au retraité » d'Elise Feller (Ed. Seli Arslan, 2005) et « L'État et les retraites » de Bruno Dumons et Gilles Pollet (Ed. Belin, 1994).
Article paru dans "Vie nouvelle" de septembre-octobre 2019.