Déracinés
Deux exilés - l'un pour des raisons politiques, l'autre pour des raisons économiques - s'affrontent un soir de réveillon. La pièce du dissident polonais Slawomir Mrozek, Les émigrés, écrite dans les années 1970 est un bijou qui n'en finit pas de briller. C'est jusqu'au 28 septembre 2019 aux Déchargeurs.
XX rentre souriant et raconte sa virée à la gare centrale où il a fricoté avec une belle passagère de première classe. AA, allongé sur un lit de fortune, démonte son récit, sachant bien qu'il n'a fait que rêver dans des pissotières crasseuses… On comprend vite que ces deux hommes qui cohabitent dans une cave, aménagée avec les moyens du bord, où courent les tuyaux de canalisation, sont des exilés dans la dèche. Des émigrés qui partagent la même solitude mais que tout semble opposer. Après s'être chamaillés autour d'un unique sachet de thé, les voilà autour d'une boîte de conserve planquée par AA, qu'il s'apprête à manger. Son compère l'en dissuade après lui avoir prouvé, image à l'appui, qu'il s'agit d'une pâtée pour chien…
L'exil pour trait d’union
Les scènes assez cocasses au début prennent un ton plus grave à mesure de la soirée. La musique de l'appartement du dessus leur rappelle que c'est le réveillon de la Saint-Sylvestre. Alors qu'AA est effondré sur sa couche, XX vient le tirer de sa torpeur : sur la table à repasser, il a dressé une nappe sur laquelle il a posé une bouteille d'alcool providentielle et une orange. Une lueur de joie se pointe, l'un met une cravate, l'autre, un nœud papillon mais l'alcool aidant, au fil des confidences, leurs antagonismes explosent. Tandis que l'un, dissident politique, philosophe sur la liberté, l'autre qui se tue la santé sur les chantiers, rêve de retourner au pays pour construire une belle maison où il mettra femme et enfants.
Les émigrés est une pièce puissante à la fois drôle, féroce et grave. Elle fut écrite dans les années 1970 par le dramaturge polonais Slawomir Mrozek, alors installé à Paris. Sa première pièce, La police, sur le rôle de la police secrète dans un État totalitaire, créée en 1959 à Varsovie, est très vite interdite. Dès 1963, Mrozek choisit l'exil et se voit déchu de sa nationalité cinq ans plus tard, quand les chars soviétiques envahissent Prague. Réfugié politique en France, ses œuvres sont portées notamment par Laurent Terzieff, qui jouera Les émigrés en 1975 dans une mise en scène de Roger Blin.
Aujourd'hui, en plein drame des réfugiés – une question dont les arts s'emparent à juste titre –, la pièce reprend toute son acuité, d'autant qu'elle est mise en scène par les Kosovars Imer Kutllovci et Ridvan Mjaku et servie par deux comédiens époustouflants : le Sarajévien Mirza Halilovic et le Moscovite Grigori Manoukov. On en avait vu la création dans le grenier du théâtre de la Reine blanche en 2016 – endroit décati idéal pour la jouer -, on craignait de la revoir sur un plus petit plateau comme celui des Déchargeurs parisiens. Et bien les artistes ont eu l'ingéniosité de s'adapter à ce nouvel écrin.
Courez-y, c'est de la bombe !
Les émigrés, mise en scène d'Imer Kutllovci et Ridvan Mjaku. Jusqu'au 28 septembre 2019 au Théâtre des déchargeurs à Paris.