Patrice Chéreau ou le goût du danger

Publié le par Amelie Meffre

Patrice Chéreau ou le goût du danger

Article paru dans la « Nouvelle Vie Ouvrière » en octobre 2013

Le crabe aura eu raison de Patrice Chéreau, après deux ans de lutte acharnée. La nouvelle est tombée le 7 octobre 2013 dans la soirée, nous mettant KO. On aurait dû s'y attendre pourtant, il était apparu affaibli cet été, lors de sa création d'« Elektra » au festival d'Aix-en-Provence. Mais comment, alors que son opéra fût un triomphe et qu'une pièce, tirée d'un de ses textes, se joue actuellement au théâtre du Rond Point (1) ? Et puis, c'est difficile de penser que la faucheuse emporte si vite un génie, alors qu'il a tant d’œuvres à nous offrir encore.

Inquiétant dealer
« Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c'est que vous désirez quelque chose que vous n'avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; car si je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, (…), c'est que j'ai ce qu'il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi (…). » Le corps voûté, la voix grave à souhait, Patrice Chéreau donne le coup d'envoi de la pièce de Bernard-Marie Koltès, « Dans la solitude des champs de coton ». Face à ce dealer plus qu’inquiétant qui propose sa came à un client récalcitrant (incarné par Laurent Malet), nous nous prenons une claque. Tous les ingrédients sont réunis ce soir d’hiver 1990 à Nanterre : des acteurs hors pair, un texte magnifique servi par un des plus grands metteurs en scène de théâtre, peut-être même le plus grand. Il remportera le Molière du meilleur metteur en scène pour cette même pièce montée cinq ans plus tard avec, dans le rôle du client, Pascal Greggory. Il peut alors quitter le Théâtre des Amandiers qu’il dirige depuis 8 ans et travailler sur l’opéra d’Alban Berg, « Wozzeck ».

Grand frère
Deuxième claque en 1993 : « Wozzeck » est donné au Châtelet et c’est magistral, même pour une jeunette aguerrie au rock. Justement peut-être, tant la mise en scène est novatrice. Et puis Chéreau, c’est un peu un grand frère qui ne cache pas ses amours masculines, qui traîne tard chez Ardisson. Et surtout, il va droit au but, tant dans ses créations que dans ses prises de position. Il tacle Pierre Bergé sans sourciller, alors que l’homme d’affaires a pris les rênes de l’opéra Bastille et se targue d’en être le programmateur. Revenant sur le retard à l’allumage du nouveau lieu, il lâche : « tout ça, dans un gouvernement de gauche, ça me fait gerber ». On apprendra bien plus tard qu’en 1980, il ira à Prague pour assister au procès de Vaclav Havel. Il passera une nuit au trou (comme durant la guerre d’Algérie) avant d’être reconduit à la frontière. « Je ne connaissais pas les pays de l’Est, c’était une découverte lugubre. » Quinze ans après, il se rend à Sarajevo assiégée pour une projection de « La Reine Margot ».

Sacré aventurier
Et quelle reine la Margot ! Son film qui nous révèle une Saint-Barthélemy à couper le souffle est joué par des acteurs prodigieux. Les jurys ne s’y trompent pas : celui de Cannes en 1994 et des Césars (cinq), l’année suivante. A chaque fois que Patrice Chéreau crée, il prend des risques et nous des baffes. En 2000, on ressort de la projection d’ « Intimité », sonné par l’histoire de ce couple charnellement dépendant, par leurs corps magnifiés, par la présence d’une de nos idoles, Marianne Faithfull. Cette fois, ce sera l’Ours d’or à Berlin. Mais les lauriers, ce n’est pas fait pour se reposer. Chéreau est un bosseur qui doute pour atteindre son but. Il l’a prouvé dès le départ au théâtre de Sartrouville qu’il dirige à 22 ans, au TNP de Villeurbanne ou dans « L’homme blessé » en 1983, qu’il coécrit avec Hervé Guibert. Encore un proche comme Bernard-Marie Koltès qui meurt du sida, en pleine hécatombe des années 1990.
Au final, on se dit que la mort des génies, c’est un peu comme celle des amis, on met du temps à s’en remettre. Plus tard, leurs traces nous attendrissent et nous réchauffent. Celles de Chéreau tiennent du brasier.

(1) « Les Visages et les corps », un spectacle mis en scène et joué par son ami Philippe Calvario et tiré d’un texte écrit par Chéreau en 2010 pour sa collaboration au Musée du Louvre.

A écouter : « Les scènes imaginaires de Patrice Chéreau ». Voir : « Rêve d'automne » avec Pascal Greggory et Valeria Bruni-Tedeschi (2011).
Lire : « Les Visages et les corps » de Patrice Chéreau, Ed. Flammarion/Louvre éditions.

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