Les anars ont leur Maitron
Article paru dans la « Nouvelle Vie Ouvrière » en mai 2014
Le Dictionnaire des anarchistes, sorti le 1er mai 2014 (en poche aujourd'hui), rassemble pas moins de 500 biographies dans sa version papier et 3200 sur le Web. Un travail de longue haleine qui balaie 150 ans d’histoire et notamment les grandes heures de l’anarcho-syndicalisme.
« Y´en a pas un sur cent et pourtant ils existent. La plupart fils de rien ou bien fils de si peu », nous clamait une belle « graine d'ananar ». Le Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone nous permet de les visiter. Avec sa sortie aux éditions de l'Atelier, l’incroyable aventure lancée au milieu des années 1950 par Jean Maitron (1910-1987) continue et se diversifie. En 1964, paraissait le premier volume du Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, plus connu sous le nom du Maitron et en novembre dernier, sous la houlette de l’historien Claude Pennetier, sortait le 53e volume. A ce jour, ce formidable dictionnaire qui rassemble les biographies des hommes et des femmes qui ont fait l’histoire du mouvement ouvrier et social français, balaie cinq périodes de 1789 à 1968. Une œuvre colossale : 140 000 notices établies par 1200 collaborateurs ! En comptant toutes collections, les dictionnaires dédiés aux gaziers-électriciens, aux cheminots ou aux militants étrangers (Chine, Maghreb ou Allemagne...), on arrive à 73 volumes.
En mémoire de Jean Maitron
Et ce n’est évidemment pas un hasard si un dico des anars sort pour le cinquantenaire du Maitron. Son inventeur fût en effet un des grands historiens du mouvement libertaire, auteur notamment d’une thèse sur l’« Histoire du mouvement anarchiste en France (1880-1914) » et d’ouvrages sur Paul Delesalle ou Ravachol. Si Jean Maitron n’était pas anarchiste, « il éprouvait une profonde sympathie pour ces militants entiers », rappelle Claude Pennetier. Il entretint ainsi des contacts étroits avec Pierre Monatte, fondateur de la « Vie Ouvrière » (voir encadré). D’ailleurs nombre de notices présentes dans le Maitron des anarchistes furent initialement rédigées par lui, qui voulait sortir de l’ombre « les humbles, le levain, les moteurs des éruptions sociales ».
« Au départ, l’idée était d’extraire du Maitron les biographies des anarchistes et de les réviser, confie Hugues Lenoir, en charge des « Chroniques syndicales », tous les samedis à 11h30 sur Radio Libertaire, qui a codirigé l’ouvrage. Et puis, au fur et à mesure, on a souhaité étendre les notices aux militants d’après 1968 et francophones (suisses, belges, québécois), grâce notamment au travail effectué par Marianne Enckell qui anime le Centre international de recherches sur l’anarchisme (Cira) de Lausanne ».
Plus de 2000 nouvelles notices
Après sept ans de travail, sur l’ensemble des 3200 notices consultables sur le Web, dont 500 sont rassemblées dans le livre (avec l'achat du dictionnaire, un code permet d'accéder à la base du site Maitron-en-ligne), un tiers est issu du Maitron général, alors que 2200 sont nouvelles. « Beaucoup d’archives ont été ouvertes depuis, comme celles relatives à la sécurité et à la sûreté, explique Claude Pennetier. Or, les militants anarchistes ont toujours été très surveillés par la police. Ainsi, le Carnet B (relatif à la surveillance des « suspects », instauré en 1886, NDRL) ou l’Etat vert (pistant en autre les anarchistes nomades, NDRL) sont des aubaines pour les historiens ». « En fouillant, en recoupant les sources, en allant à la rencontre de certains militants, on a pu affiner et corriger les traces laissées dans les archives de police », souligne Hervé Lenoir.
Rédigé par une quarantaine de rédacteurs – historiens et militants – le Maitron des anars a été une « expérience d’autogestion en acte », rappelle Hervé Lenoir. Une entreprise commune, facilitée par l’outil informatique, Anthony Lorry, du Musée social, ayant mis sur pied et animé un site coopératif où étaient collectées et relues collectivement chaque notice. Et l'animateur de Radio Libertaire, tombé en anarchie dès le lycée, de faire référence à la Première Internationale qui préconisait que l’émancipation des travailleurs se fasse par les travailleurs eux-mêmes : « il était important que les militants libertaires participent à l’élaboration de leur propre histoire ».
Des grandes figures aux « obscurs »
Au fil des biographies qui s’étendent des années 1840 à nos jours, on croise une variété de figures, des plus connues (de Louise Michel à Cohn Bendit) aux plus obscures. Les théoriciens comme Bakounine, les artistes tels Brassens ou Pissarro ou les militants syndicaux. Ceux qui ont flirté un temps avec la pensée anarchiste comme ceux qui s’en sont toujours réclamé. Pour les militants qui se sont éloignés du mouvement, le dico mentionne la tranche de vie durant laquelle ils ont été « compagnons » et renvoie au Maitron général pour la suite de leur parcours. On suit encore à travers ces notices, les différents courants qui ont traversé l’histoire du mouvement libertaire : les internationaux, les individualistes, les féministes comme les anarcho-syndicalistes. Et ces derniers sont nombreux (15% des biographies). Normal qu'y figure un paquet de fondateurs de la CGT : Benoît Frachon, Léon Jouhaux, Gaston Monmousseau, Marius Blanchard...
Les anarcho-syndicalistes
« Un prolétaire est un homme qui a besoin, pour vivre, de se vendre à un patron (…). Ce doit être une des préoccupations essentielles des anarchistes que de développer cette conscience révolutionnaire du prolétariat», écrivait Maurice Catalogne dit Lashortes dans « L’Encyclopédie anarchiste », dirigée par Sébastien Faure dans les années 1930. Ces propos pourraient résumer la préoccupation des anars de prendre part au mouvement syndical naissant à la fin du XIXe siècle. Après la propagande par la bombe et la vague d’attentats anarchistes, ils œuvrent pour un syndicalisme révolutionnaire et dominent la CGT de 1901 à 1913. En 1902, après la fusion de la Fédération des bourses du travail dans la CGT, sur les cinq membres du nouveau bureau confédéral, trois sont anarchistes : Emile Pouget, Georges Yvetot et Paul Delesalle. « Les plus connus des anarcho-syndicalistes étaient déjà présents dans le Maitron général. Mais plusieurs militants n’y étaient pas », explique Claude Pennetier. Et de citer Thérèse Taugourdeau (1883-1979), anarchiste qui joua un rôle pivot dans le syndicat parisien des couturières et grande oratrice, ce qui était plutôt rare à l’époque. Elle fut aussi la première secrétaire du Comité féminin contre la loi Berry-Millerand, les bagnes militaires et toutes les iniquités sociales, formé en 1912 à l’initiative du syndicat. On croise encore nombre de militants syndicaux qui ont joué un rôle localement comme Charles Flageollet (1883-1921) dans la Loire ou encore Ludovic Ménard (1855-1935), fondateur de la fédération des Ardoisiers, très actif à Trézalé, près d’Angers.
Au final, c'est à un sacré voyage auquel nous convie ce dictionnaire au pays de ces hommes et de ces femmes qui ont l'idéal de justice chevillé au corps. En ces temps de désillusion politique, ne nous privons pas de découvrir comme les nommait Jean Maitron ces « gens de foi qui font marcher les sociétés ».
« Les anarchistes. Dictionnaire biographique du mouvement libertaire francophone », sous la direction de Marianne Enckell, Guillaume Davranche, Rolf Dupuy, Hugues Lenoir, Anthony Lorry, Claude Pennetier et Anne Steiner. Editions de l'Atelier, 528 p., 50 euros. Bonne nouvelle, épuisé au bout de quatre mois, il a été réédité en poche en mars 2015 pour la modique somme de 15 euros.
Toutes les informations sur le Maitron.
Sacré Pierre Monatte
Amis lecteurs, s'il est une biographie à ne pas manquer, c'est bien celle de Pierre Monatte qui fonda en 1909 la Vie Ouvrière. Né en Haute-Loire en 1881, d'une mère dentellière et d'un père, maréchal ferrant, il adhère à 15 ans aux Jeunesses socialistes de Clermont-Ferrand. Après son bac, il est un temps répétiteur de collège puis vient en 1902 sur Paris où il collabore à la revue dreyfusarde « Pages libres » puis aux « Temps nouveaux » et au « Libertaire ». Deux plus tard, le voilà correcteur d'imprimerie, métier qu'il exerce durant près de 50 ans. Représentant de la bourse du travail de Bourg-en-Bresse, il part en 1906 dans le Pas-de-Calais suivre les actions après la catastrophe minière de Courrières.
Porte-parole de la doctrine syndicaliste révolutionnaire, il devient en 1908 correcteur à l'imprimerie confédérale de la CGT et lance le 5 octobre 1909 « La Vie Ouvrière ». Dans son premier numéro, il y signe une « Lettre familière aux 5000 abonnés possibles » où il défend le pluralisme politique au service de l'action syndicale, avec une plume bien trempée. Deux ans plus tard, Monatte participe également au lancement du quotidien « La Bataille syndicaliste » et pourfend l'Union sacrée. S'il s'oppose à la scission de la CGT en 1921 et collabore un temps à « l'Humanité », il cherche une troisième voie entre réformistes et communistes. Une position qu'il défendra jusqu'au bout. Il faut lire à cet égard, sa courte brochure « Où va la CGT ? Lettre d’un ancien à quelques syndiqués sans galons ». Un régal !
A lire notamment « Pierre Monatte, une autre voix syndicaliste » de Colette Chambelland, Ed. de L'Atelier, 1999.